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Imaginer 2050 pour mieux mobiliser aujourd’hui : les scénarios de l'ADEME 

Et si raconter des futurs souhaitables permettait de mieux changer le présent ? Pour en discuter, nous avons rencontré Valérie Quiniou, directrice exécutive de la prospective et de la recherche de l’Agence de la Transition Écologique de 2019 à 2022.

Dans cet article, on rencontre
L'article en 5 points :

Transition(s) 2050 est une étude prospective qui a mobilisé l’ADEME pendant plus de 3 ans. Elle a révolutionné l’approche de l’agence, en entrant d’abord par un travail sur la narration, pour dans un second temps présenter les modélisations techniques.

Transition(s) 2050 propose quatre scénarios de sociétés possibles pour 2050: Génération frugale, Coopérations territoriales, Technologies vertes, Pari réparateur. 

Auprès des citoyens, l’intérêt d’une approche en scénarios basés sur les modes de vie est de mieux s’insérer dans les préoccupations du quotidien, et de faire comprendre concrètement les implications de la transition écologique à des publics plus ou moins bien informés. 

Auprès des entreprises, les scénarios permettent d’engager la discussion et le débat sur les stratégies de moyen-long terme à mettre en place, afin d’opérer leur transition.

Auprès de l’État et de l’administration, les scénarios sont utilisés dans le cadre de groupes de travail, notamment ceux préliminaires à la prochaine stratégie nationale bas carbone (SNBC).  


Les récits qui nous transforment18

Alix : Avec Transition(s) 2050, vous vouliez partager des récits qui donnent envie d’agir. Comment les avez-vous construits ? 

L’ADEME a publié plusieurs études prospectives, la dernière datant de 2017. Elles avaient néanmoins une approche plus technologique. Nous avions une illustration dans un second temps, avec des personnages – par exemple un couple, une famille, quelques typologies de ménages – qui permettaient d’imaginer comment nous pourrions vivre plus tard

Pour Transition(s) 2050, nous avons inversé la démarche. Nous sommes entrés par des récits, pour ensuite présenter les mods et les simulations techniques et économiques. Nous avons construit et partagé quatre scénarios : génération frugale, coopérations territoriales, technologies vertes et pari réparateur.

Jonathan Mignot / spintank

Génération frugale : Un scénario où nos façons de se déplacer, se chauffer et s’alimenter ont été transformées radicalement. Nos consommations d’énergie sont diminuées drastiquement notamment sur des postes critiques : baisse de la mobilité, réduction de la consommation de viande par 3, usage de gaz ou de pétrole devenu l’exception.

Coopérations territoriales : Un scénario où se mêlent sobriété et efficacité, partage des biens et consommation mesurée. La consommation énergétique diminue de moitié grâce à la coopération entre les organisations non gouvernementales, les institutions publiques, le secteur privé et la société civile.

Technologies vertes : Ce troisième scénario mise d’abord sur le développement de nouvelles technologies qui permettraient de répondre aux défis environnementaux, plutôt que sur les changements de comportements. Il repose plutôt sur des logiques d’optimisation de nos performances et de décarbonation de la société.

Pari réparateur : Ce dernier scénario propose un maintien de nos modes de vies et de consommation actuels, avec un appel à la technologie et à une consommation accrue de ressources et capitaux, pour gérer voire réparer les systèmes sociaux et écologiques. Un pari osé puisque la plupart de ces technologies ne sont pas encore matures et seront disponibles à partir de la décennie 2040.

Pour chacun de ces scénarios, nous imaginons entièrement la société de 2050. Comment s’alimente-t-on, se déplace-t-on, habite-t-on ? Quels sont nos métiers, nos lieux de travail ? Nous avons passé beaucoup de temps à réfléchir à ce qu’impliquaient ces modes de vie, avant de penser comment cela se traduisait en besoins d’énergie.

Nous nous sommes inspirés des scénarios du GIEC [ndlr : Groupe d’experts Intergouvernementaux sur l’Évolution du Climat, sous l’égide de l’ONU]. En 2018, le GIEC avait publié un rapport avec 4 chemins différents pour atteindre la neutralité carbone au niveau mondial. Ces quatre scénarios reposaient sur des SSP [ndlr : Shared Socioeconomic Pathways, Trajectoires socio-économiques partagées] et permettaient d’imaginer la société et ses modes de vie, de consommation, jusqu’en 2100. Et à partir des grands traits caractéristiques de ces différentes trajectoires, nous avons redessiné des trajectoires à l’échelle des Français.

Nous avons commencé par réfléchir, en groupes de travail, à des références culturelles qui pouvaient nous aider à dessiner ces récits : films, littérature, œuvres d’art, dieux et déesses de la mythologie antique… L’objectif était que chacun de nos 4 scénarios se rapproche d’imaginaires communs et activent des valeurs communes. Il s’agissait aussi de faciliter les choix de société et de trajectoire : sobriété, consommation maintenue mais responsable, ou systèmes de compensation ?

Ensuite, nous avons traduit ces narratifs en données chiffrées, modélisant l’usage de l’énergie et plus généralement des ressources naturelles pour l’alimentation et l’agriculture, la mobilité, le bâtiment, l’industrie, etc. Cette phase de modélisation a nécessité plusieurs cycles de bouclage afin d’équilibrer la demande et l’offre énergétique, l’atteinte de la neutralité carbone, l’usage de la biomasse, etc. Une fois cette modélisation terminée, nous avons travaillé son partage auprès du public, avec des exercices publics, des événements, des contenus éditoriaux…

Nicolas : Quel est votre objectif final ? Sensibiliser aux enjeux généraux, faire comprendre les dangers de certains scénarios ?

Il y a plusieurs objectifs.

D’abord, faire en sorte que la transition écologique, qui est très complexe, soit la plus intelligible possible pour tous les Français, car tout le monde est concerné. En traitant du quotidien, nous pouvons faire comprendre la complexité et l’étendue des enjeux, sans faire peur : il ne s’agit pas que de réduire la température de son logement, mais aussi de repenser notre alimentation, la gestion de nos villes, etc. Il faut aussi faire comprendre que la transition écologique repose sur des transformations profondes, qui touchent par exemple à notre rapport à la consommation.

L’exercice de la Convention citoyenne pour le climat a été très intéressant. Il a montré que, quand on prenait le temps d’expliquer, même à des citoyens qui n’avaient pas de connaissances ou qui étaient réfractaires, ils se préoccupaient du sujet et se disaient qu’ils pouvaient être des acteurs du changement. Expliquer, partager, c’est donc aussi une façon de remobiliser et d’encourager.

Un de nos objectifs, c’est aussi de montrer que chaque citoyen a la main sur son avenir mais qu’en même temps, il ne peut pas agir seul. Chaque citoyen a son rôle à jouer dans la prise de décision politique, et c’est un équilibre entre responsabilité individuelle et organisation collective qui doit permettre ces évolutions nécessaires.

« Expliquer, partager, c’est donc aussi une façon de remobiliser et d’encourager. » 

Alix : Avez-vous craint de dessiner un monde trop idéal, irréaliste, voire décourageant face à l’ampleur de la tâche ? Comment garder le cap d’un récit imaginaire qui donne envie d’agir ?

C’est vrai que nos récits peuvent être perçus comme un peu trop éthérés ou repoussoirs, notamment les deux extrêmes, « Génération frugale » et « Pari réparateur. » Quand on passe par le récit, on est obligé d’être dans la caricature, surtout si on veut aller à l’essentiel. On a voulu rattacher les scénarios aux modes de vie de chacun, au concret comme l’alimentation et les déplacements au quotidien. Mais nous sommes conscients des limites de l’exercice. Nous n’avons pas pu représenter toute la complexité et la diversité des situations des différents ménages.

C’est une étape que nous souhaitons maintenant aborder : poursuivre cet exercice-là par de la prospective territoriale. Notre pari : en nous adaptant aux territoires, nous parlerons mieux aux entreprises locales et aux populations. En pleine campagne, l’usage du vélo n’est pas forcément le plus adapté. Dans une région très industrialisée, on ne va pas pouvoir fermer toutes les usines, à cause des conséquences sur l’emploi. Ce sont des vraies questions qui vont devoir être traitées au niveau des territoires.

Nous savons aussi que nous touchons plutôt une population de catégories socio-professionnelles aisées, qui est déjà assez informée sur le sujet. Il faut trouver le moyen d’impliquer dans la transition écologique les ménages les plus précaires, qui ont avant tout besoin d’accéder à un niveau de consommation digne. Nous voulons montrer que la transition écologique est aussi un enjeu de redistribution, de justice et d’équité.

Jonathan Mignot / spintank

Auprès des citoyens, nous avons par exemple participé au festival Atmosphère à Courbevoie, et nous collaborons avec la fresque de la Renaissance qui organise des sessions d’échanges citoyennes.

« Il faut trouver un moyen d’impliquer les ménages les plus précaires dans la transition écologique. »

Alix : Des entreprises font-elles appel à vos scénarios et pourquoi ?

Oui, nos scénarios permettent d’enclencher le dialogue également avec les entreprises. Je prends un exemple : nous travaillons avec Entreprises pour l’environnement, une association professionnelle française rassemblant plus de 60 grands groupes industriels et financiers. Elle prend pour référence nos scénarios pour tracer des trajectoires possibles pour les entreprises membres dans les dix prochaines années. Et, surtout, l’association a identifié des enjeux à approfondir pour permettre à chaque entreprise de s’approprier davantage les scénarios.

Nous avons analysé les impacts de nos scénarios sur certaines filières – la logistique des derniers kilomètres, la construction neuve, la filière protéines, et celle du gaz et des carburants liquides. Cela permet de réfléchir, échanger et de prendre ces sujets à bras le corps, de se préparer aux transformations à venir.

Jonathan Mignot / spintank

Nicolas : Quand vous présentez les scénarios aux entreprises, y a-t-il un scénario qui se démarque ?

C’est encore en cours donc il est difficile de trancher, mais nous remarquons déjà des différences de positionnement en fonction des acteurs. C’est d’ailleurs le rôle d’associations comme Entreprises pour l’Environnement que d’essayer de mettre d’accord ses membres sur une même trajectoire.

De notre côté, nous avons vraiment insisté sur la nécessité de cohérence d’ensemble de chaque scénario, car certaines ressources sont limitées et nous ne pouvons pas les utiliser pour des usages en compétition. C’est une difficulté et c’est justement ce qui nécessite beaucoup de dialogue, à différentes échelles : du plus petit territoire jusqu’au niveau national, au niveau économique et politique.

Ce que nous pouvons dire, c’est que notre scénario 3 « Technologies vertes », était ce vers quoi, assez naturellement, les acteurs économiques, en France comme en Allemagne par exemple, s’orientaient jusqu’il y a quelques mois encore. Mais aujourd’hui, la sobriété s’est placée au centre des débats politiques comme économiques, et peut-être nous orienterons-nous vers le scénario 2 « Coopérations territoriales. » Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à l’ADEME de choisir, nous avons juste pour rôle d’éclairer ces décisions et de montrer quelles sont les mesures de politiques publiques qui faciliteront ces trajectoires.

« Chaque scénario est cohérent. Les ressources sont limitées et nous ne pouvons pas les utiliser pour des usages en compétition. »  

Alix : Vous avez dit : « on a encore le choix du scénario, mais il faut se décider vite ». Mais à qui incombe cette responsabilité ?

Nos scénarios sont notamment utilisés dans le cadre de groupes de travail préalables à la rédaction de la prochaine stratégie française Énergie-Climat, en particulier de la prochaine stratégie nationale bas carbone. Au sein de ces groupes de travail, il y a des acteurs qui représentent toutes les parties, et à un moment ou un autre, il va falloir que les acteurs s’alignent sur une trajectoire commune, même si des lobbyings, des institutions, des organismes, pourraient avoir envie de tirer les couvertures un peu plus à eux. Cette stratégie ne sera peut-être pas un de nos quatre scénarios, mais quelque chose d’intermédiaire.

Jonathan Mignot / spintank

Au niveau national toujours, le nouveau Secrétariat général pour la planification écologique a aussi le rôle de rendre cohérent les différents choix des acteurs.

En réalité, notre société démocratique permet aux citoyens de choisir. En tout cas, ils sont mobilisés par des dispositifs de consultation dans le cadre de la SFEC, la stratégie française sur l’énergie et le climat.

L’objectif de la future stratégie française sur l’énergie et le climat est de dessiner une feuille de route pour atteindre, d’ici 2050, la neutralité carbone, et s’assurer de l’adaptation de la population française aux impacts du changement climatique. Pour recueillir un premier avis des citoyens, une grande consultation a été lancée du 2 novembre 2021 au 15 février 2022.

Alix : La sobriété est liée à l’idée, assez péjorative, de rompre avec une addiction. Vous essayez de nuancer ce concept. Comment faites-vous pour rendre la sobriété plus attrayante aux yeux des citoyens et des entreprises ?

Nous essayons en effet de faire comprendre que la sobriété ne signifie pas réduire tout, drastiquement…  Notre définition de la sobriété à l’ADEME est celle-ci : Dans un contexte où les ressources naturelles sont limitées, la sobriété consiste à nous questionner sur nos besoins et à les satisfaire en limitant leurs impacts sur l’environnement. Elle doit nous conduire à faire évoluer nos modes de production et de consommation, et plus globalement nos modes de vie, à l’échelle individuelle et collective.

Mais ce n’est pas encore arrivé aux oreilles de tous. Il faut effectivement nuancer la sobriété. Dans l’alimentation, la sobriété c’est une assiette plus équilibrée, avec des impacts positifs sur la santé. Cela implique aussi une consommation plus locale, en relation avec les producteurs locaux, plutôt que de se rendre anonymement dans un hypermarché pour acheter des biens importés. Dans l’habitat, cela peut consister à partager certaines pièces et/ou équipements : une buanderie partagée par exemple. Ça créé du lien social et cela demande moins de biens matériels. Dans ces scénarios, nous avons voulu montrer que la sobriété n’était pas que consommer moins, mais que c’était surtout consommer mieux et plus juste.

« La sobriété ce n’est pas que consommer moins, c’est surtout consommer mieux et plus juste. » 

Aujourd’hui, nous avons des modèles qui nous incitent à consommer en masse. Lorsque j’allume la télévision au moment des publicités, je suis atterrée, et ce qu’on nous montre est en contradiction avec ce que nous entendons aux informations, où tout le monde parle de sobriété. Nous travaillons aussi beaucoup sur le sujet de la communication responsable, pour essayer de moins vendre des choses souvent inutiles et mauvaises d’un point de vue impact environnemental.

Jonathan Mignot / spintank

Nicolas : N’y a-t-il pas aussi une bataille des mots ? On voit certains sémiologues, journalistes militants, qui recommandent d’utiliser le terme de « frugalité », en raison de l’imaginaire différent qu’il véhicule. Est-ce que vous pensez que le choix des mots peut vraiment avoir un impact sur les récits ?

Dans notre imaginaire, à l’ADEME, « frugalité » pousse un peu plus loin le curseur que « sobriété. » Notre premier scénario est appelé « Génération frugale » parce que la sobriété y est imposée de façon assez forte.

Nous avons plutôt réservé le terme de « sobriété » à notre scénario 2, qui est plus dans la concertation. Le terme utilisé en anglais est intéressant : sufficiency, « ce qui suffit ». Ça permet de penser la sobriété en termes de besoins vitaux, de besoins fondamentaux. L’idée de sufficiency montre que nous n’avons pas nécessairement besoin de plus. Et d’ailleurs le GIEC définit la sobriété comme « un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter la demande en énergie, matériaux, sols et eau, tout en offrant à chacun une vie décente dans les limites planétaires. »

Auteurs et autrices

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