Communiquer, c'est changer le monde.

FibreTigre : « Il faut être prêt à s’adapter à n’importe quel réseau, sans mépris. »

Fibre Tigre se présente en disant : je n’ai pas beaucoup de talent, alors je suis obligé de faire différent. Au contraire, nous on trouve que FibreTigre il en a beaucoup, du talent. C’est un spécialiste des fictions interactives : il est créateur de jeux vidéo, animateur de podcast, maître de jeu, auteur de bandes dessinées… Il a également fait partie de la commission du Fonds d'aide au jeu vidéo du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).

Dans cet article, on rencontre
Ça parle de quoi ?

Si on a sollicité FibreTigre, c’est parce qu’il aime raconter des histoires, et qu’il le fait bien. On lui a demandé quels étaient les secrets d’une fiction efficace, et comment les récits pouvaient transformer la réalité. Lui nous a expliqué que les histoires servaient parfois de points d’ancrage, et qu’elles pouvaient aider certains à trouver du sens dans un monde soumis au hasard. On a aussi parlé réseaux, parce que pour FibreTigre, aujourd’hui, c’est sur Twitch ou TikTok que ça se passe.

Pourquoi racontez-vous des histoires ?

Parce que ça permet de contrer l’ennui. Quand on a un métier assommant, avec des réunions tout le temps – ça m’est arrivé par le passé – on invente des histoires pour occuper le temps.
C’est économique aussi. Quand j’étais petit, pour m’amuser pour pas trop cher, je pratiquais le jeu de rôle : pour l’équivalent de 30 euros, j’achetais un manuel avec lequel je pouvais ensuite jouer indéfiniment.

Les histoires nous accompagnent tout le temps. Aujourd’hui encore je mémorise mieux les dates, les faits, ou des éléments scientifiques s’ils sont associés à des histoires.
Et le cerveau est comme une bibliothèque, plein de schémas pour construire des récits. Alors, pour moi, c’est facile de raconter des histoires. Après, c’est plus compliqué d’en faire un métier.

« En France, dans l’édition ou l’audiovisuel, la méritocratie n’existe pas.  »

Justement, aujourd’hui, c’est votre métier de raconter des histoires. Comment y êtes-vous parvenu ?

Aujourd’hui, beaucoup de gens font de la fiction, surtout en France : tout le monde rêve d’être écrivain alors que c’est un métier dans lequel on ne gagne pas une thune. Souvent, on compense en invoquant le mythe de l’artiste maudit, qui n’est pas lu parce qu’il est incompris ou trop indé. La réalité, c’est que ces soi-disant artistes maudits ne s’occupent pas d’aller se présenter, alors que les réseaux sociaux permettent facilement de faire sa propre promotion.

En France, dans l’édition ou l’audiovisuel, la méritocratie n’existe pas. Il faut avoir rencontré et, littéralement, dragué les bons contacts, mentir sur ce qu’on est, n’avoir ni foi ni loi. Ce sont des castes secrètes, avec des codes ultra établis. Je caricature, mais pour être scénariste, il faut sortir de la FEMIS. Et pour être publié chez Gallimard, il faut connaître tout le 6e arrondissement.
Moi, je n’ai pas beaucoup de talent. Et je suis un provincial, un ingénieur du bâtiment. Je pars avec 50 km de retard, et je suis obligé de faire différent. Alors je travaille avec des maisons d’édition qui n’ont pas une thune, qui sont obligées de proposer autre chose qu’un spot de pub à 1 million de dollars, et qui vont sur TikTok, Snapchat ou Twitch.

Faire différent, c’est aussi avoir plus de liberté ?

Je vais prendre un exemple. Il y a quelques années, j’ai travaillé sur la licence Alien avec une validation finale de Ridley Scott. Ma mission, c’était d’écrire un scénario pour un jeu vidéo Alien. Entre lui et moi, il y avait plusieurs strates d’avocats ou de gens du marketing qui étaient juste là pour justifier leurs salaires en me cassant les pieds pour des détails.

En France, les subventions du CNC sécurisent les budgets, alors on est moins dépendant de l’audience et cela fausse le mécanisme de création. J’aime avoir la monnaie de ma pièce, dans la réussite ou l’échec. C’est aussi pour ça que je vais sur d’autres sentiers, pour avoir plus de liberté. J’ai quitté le jeu vidéo en 2018 car ça se professionnalisait trop, tout devenait super marketé. Quand on bosse sur des prods à plusieurs centaines de millions d’euros, on perd le contrôle et on ne peut pas circonscrire une production dans ses moindres détails. Je ne veux pas faire ça. Parce que je veux être responsable de la réussite ou de l’échec. C’est mon bébé.

D’après vous, c’est aussi lié à une évolution plus globale de la façon de raconter des histoires et des espaces sur lesquels elles se déploient ?

En fait, aujourd’hui, n’importe qui peut trouver un concept qui fonctionne, faire 2 millions de vues, et en vivre très bien. Si on a de la culture G, qu’on est intéressé par un truc que personne ne connait, pas par snobisme, mais avec une vraie passion, on peut se lancer avec de bonnes chances de réussite.
Les réseaux sont en mutation, il faut être prêt à s’adapter à n’importe quel support, et à l’aborder sans mépris, sans se dire que c’est un truc de jeune et qu’on n’y comprend rien.

Twitter, aujourd’hui, c’est un réseau de vieux, c’est le nouveau Facebook. Les gens qui partagent des TikTok sur Twitter, c’est exactement comme les boomers qui screennent des tweets et se les passent sur Facebook pour rigoler.
Tout ça demande de la souplesse. Ce n’est pas facile de passer des mois à ramer sur TikTok et de voir que d’autres font 2 millions de vues en 15 jours. Moi, sur Twitch, j’ai galéré 4 ans et au bout d’un moment, ça a marché.

« Les réseaux sont en mutation, il faut être prêt à s’adapter à n’importe quel support, et à l’aborder sans mépris, sans se dire que c’est un truc de jeune et qu’on n’y comprend rien. »

A ce propos, on a remarqué que vous vous racontiez beaucoup sur les réseaux, c’est aussi un moyen de créer de la fiction ?

FibreTigre n’est pas mon vrai nom. C’est un pseudo intéressant parce qu’il n’y en a pas deux sur internet : si vous tapez FibreTigre dans Google, vous tombez sur moi.

Quand j’ai commencé, je me suis créé une fausse vie, maintenant, je suis plutôt dans la réalité. Tous les soirs, je discute avec mes viewers sur Twitch. Mais chaque network a son truc : Instagram, c’est plutôt pour se mettre en valeur ; Périscope ou Snapchat, c’est le « hé, regardez ce qui se passe » avec une image dégueue ; Twitch, c’est de l’hyper real TV, donc il ne faut pas mentir et faire des streams hyper réguliers avec une audience qui se construit petit à petit ; et TikTok, je suis encore en train de défricher.
J’ai beau réussir à faire des trucs, je suis quand même dans la galère. Je n’ai rien d’assuré, les grands éditeurs ne m’envoient que des refus… Alors j’ai besoin de vivre avec une communauté qui me suit. Je ne lui demande rien, mais de temps en temps, je sors quelque chose et mes abonnés l’achètent en masse parce qu’on a créé une relation. Et cette relation, je veux qu’elle soit la plus saine possible. Je n’achète pas de viewers, je fais en sorte de ne pas trop être boosté par les networks qui me mettent en avant. Et j’essaye d’avoir une relation one-to-one avec tout le monde. Quand je lance un stream, il y a 300 personnes, et j’ai quasiment une anecdote pour chacune d’elle.

Et qu’est-ce que vous essayez de faire passer à travers vos productions ?

J’essaye avant tout de faire passer des valeurs. Jusque 2018, le public numéro 1 des jeux vidéo, c’étaient les Américains, qui aiment les armes et l’argent. Alors, dans les jeux vidéo de ces dix dernières années, souvent on a une arme, on tue des gens et ça nous fait gagner de l’argent pour acheter plus d’armes. On retrouve toutes les valeurs capitalistes. Ce qui est assez fou d’ailleurs car dans la vie réelle, quand on tue quelqu’un, c’est plutôt 10 ans de psychothérapie.
Je milite plutôt pour des jeux où il n’y a pas de violence, pas de combat, pas d’argent. Ce sont des valeurs cohérentes avec celles mises en avant par les subventions des institutionnels comme le CNC ou les fonds européens. En ce moment, je suis payé par des networks pour pratiquer des jeux de rôle sur Twitch, et j’essaye de faire différent de Donjons et Dragons, le jeu de rôle américain qui fait 70% de parts de marché dans le monde.

Bizarrement, le jeu de rôle n’a pas beaucoup évolué depuis les années 1960. On crée toujours des persos qui ont des compétences de combat et des points de vie. Je dis souvent que si on a un marteau dans la main, tous les problèmes ressemblent à des clous. Si un personnage se définit par sa capacité à taper sur des trucs, il va forcément défoncer des portes et donner des claques.

Alors j’ai défini des nouveaux systèmes. Mes jeux de rôle, on peut les terminer sans tuer personne, et ils contiennent beaucoup de choses très gauloises : de l’amour, des coucheries, de la filouterie avec les impôts, de la nourriture et de l’alcool. C’est une alternative pour ceux qui veulent faire du jeu de rôle sans forcément passer leur temps à tuer ou détruire pour résoudre des problèmes.

En façonnant ces histoires et ces fictions, on peut donc transformer la réalité ?

Je vous donne un exemple. Aujourd’hui, on trouve que c’est normal de se venger. Mais ce n’est pas forcément français comme façon de penser. C’est une mentalité de films américains qui est rentrée en nous. Pareil pour le fait de voir partout des méchants et des gentils, notamment en politique où les gens de droite trouvent ceux de gauche méchants, et inversement.

La fiction crée des points d’ancrage et permet d’avoir un contrôle sur la réalité. Par notre capacité limitée à comprendre les tenants et les aboutissants de tout, le monde nous semble soumis au hasard et ça, certains refusent de l’accepter, parce que ça voudrait dire qu’il n’a pas de sens, que leur propre existence est un accident. C’est tellement intolérable pour les gens qu’ils inventent des explications aux choses. C’est comme ça que naît le complotisme : en imaginant des fictions sur le monde, qu’on peut alors comprendre et contrôler en lui donnant une interprétation. Donc oui, la fiction influence fortement les comportements, c’est un outil important. D’ailleurs les récits complotistes convertissent et se répandent.

« C’est comme ça que naît le complotisme  : en imaginant des fictions sur le monde, qu’on peut alors comprendre et contrôler en lui donnant une interprétation.  »

Selon vous, c’est quoi les secrets d’une bonne histoire ?

Écrire des histoires, c’est très technique. Pour mes jeux de rôle, je suis accompagné d’une équipe de 5 personnes. Et nos discussions ne portent pas sur la syntaxe ou l’orthographe, mais sur la mise en scène et l’intérêt qu’elle apporte à l’histoire.

La capacité d’attention des lecteurs est très faible. Si on ne les saisit pas dès la 1e ou 2e ligne, ils ne liront pas le livre ou l’article. Alors, il faut commencer par un élément accrocheur, avec des phrases courtes, au présent : « Des hommes s’arrêtent devant la banque. Ils ont des flingues. »
Ensuite, on peut être plus descriptif, et passer à l’imparfait, car on sait que la personne va continuer à lire : « C’était une belle journée de mai… »

C’est vrai aussi pour la fiction interactive ?

La fiction interactive a vu le jour en 1967, avec un poème de Raymond Queneau. C’est donc une science assez jeune, avec peu de recherche & développement. Le peu de choses que je connais, je les ai arrachées du sol.
Car la fiction interactive, que ça soit du jeu vidéo ou du jeu de rôle, a ses techniques propres. Quand on donne une mission à un joueur, il ne faut pas lui dire d’aller à tel endroit, pour tuer un loup et obtenir une récompense. C’est nul. Il faut mettre le joueur dans une situation qui va éveiller son intérêt et faire en sorte qu’il aille chercher l’aventure de lui-même. Lui montrer une porte entrouverte sur un objet lumineux, et lui dire que c’est interdit et dangereux, par exemple.

J’apprends au quotidien, en exerçant mon métier. Parce que ça change tout le temps. Ce qui marchait dans les années 1900, quand Jules Verne insérait 15 pages de description encyclopédique dans un roman, n’est plus valable aujourd’hui puisqu’on peut aller sur Wikipedia.

Et en 2021, ça se passe comment ?

Qui aurait imaginé Twitter ou Snapchat il y a 35 ans ? Dès qu’un nouveau format sort, il faut sauter dessus. Moi, aujourd’hui, j’ai publié un TikTok.
Plus globalement, je constate un darwinisme dans les échanges sociaux, dans la façon de commenter ou de rédiger des threads sur Twitter, ou dans la façon de titrer dans les médias, avec du clickbait. Aujourd’hui, sur Wattpad, les 15-25 ans se tirent la bourre pour rédiger la fan fiction la plus lue. Et ça donne des contenus efficaces. Quand un récit commence par « Bonjour, je m’appelle Marie, j’ai 16 ans et j’ai perdu ma virginité aujourd’hui, voici mon histoire », ça donne forcément envie de lire la suite quand on a 15 ans.

Ça, c’est un exemple de technique de mise en scène basique. Mais on fait des cours entiers sur la granularité d’un récit, pour expliquer qu’il faut parfois ralentir, ou aller plus vite.

« Dès qu’un nouveau format sort, il faut sauter dessus.  »

Lecture recommandée
The Craft of Adventure
par Graham Nelson

Avec les bonnes techniques, c’est facile d’écrire une bonne histoire ?

Déjà, pour moi, ce qui est important, c’est de kiffer. Ça ruisselle sur ce qu’on produit.
Après, le plus beau poème du monde ne sert à rien s’il n’est pas lu. Donc il faut être lu. Et écrire des choses efficaces est un des moyens de l’être.
Il y a 20 ans, le renouveau de la littérature jeunesse, c’était Harry Potter. Ce qu’il y a dans le premier tome, comme le pays des sorciers ou le train magique, ça avait déjà été raconté dans un autre livre. Mais finalement le fond de l’histoire est moins important que son assemblage. C’est lui qui va la rendre sexy.

Quand je commence à travailler, je me demande à qui je dois vendre mon histoire. Pour une fiction interactive que je produis en ce moment pour le marché russe, je me suis demandé ce qu’aimaient les Russes, pour créer un produit en pensant aux lecteurs. C’est une façon commerciale, mais saine, de procéder.
Je suis suivi par un éditeur depuis quelques années, parfois je lui envoie des trucs et il me demande : « Pourquoi tu m’envoies ça ? Moi je veux lire du FibreTigre. » Et c’est vrai que je suis tellement habitué à écrire des textes qui sont efficaces que j’ai tendance à oublier ma personnalité.

Et vous, vous êtes influencé par certaines fictions ?

Moi, c’est mon métier. J’ai appris auprès de grands artistes, qui m’ont donné ce conseil excellent : l’important, c’est de trouver sa voie et de ne pas trop lire de manuels. Alors, je ne lis pas de manuels, pour ne pas me mettre à faire de la fiction comme tout le monde.
Une question intéressante, c’est pourquoi, aujourd’hui, on publie encore Les Misérables, L’Iliade ou Gilgamesh ? Quand on se plonge dans les classiques qui sont toujours édités, auxquels l’humanité s’est toujours intéressée, on retrouve des fondamentaux qui ont survécu et on est surpris par leur extrême modernité.

Pour moi, l’essai fondamental, c’est The Craft of Adventure, de Graham Nelson, un prof de poésie et de maths à Oxford. Même si aujourd’hui, on pourrait considérer que les réponses qu’il donne sont obsolètes, car ça date de 1995, les questions posées restent pertinentes. Par exemple : faut-il tuer un joueur s’il a pris une mauvaise décision dans un jeu vidéo ? Jusqu’au début des années 1990, la réponse était oui, puis ça a été non, et de nouveau oui. Il n’y a pas de réponse fixe, mais la question est ultra intéressante.

Pour regarder les streams de FibreTigre, rendez-vous sur son  Twitch. Et les liens vers toutes ses réalisations et tous ses comptes sont sur son site internet. Bonne exploration.

Auteurs et autrices

À lire aussi

spin/off existe maintenant en version papier !

Pour clore la fin de notre chapitre sur les récits qui nous transforment, nous publions une version augmentée et commentée de nos 16 entretiens. Ces 176 pages sont d'ores et déjà disponibles sur Ulule (lien dans l'article).

La guerre, ça fait un bon sujet pour un podcast ? Entretien avec Alexandre Jubelin

Si la Grande Muette ne parle pas, alors parlons d'elle ! C’est ce qu’a voulu faire Alexandre Jubelin avec son podcast Le Collimateur qui traite du fait militaire avec des spécialistes, universitaires ou acteurs de la défense. Découvrez comment il a réussi son pari.