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Pierre-Étienne Franc et Stéphane Rozès : « Avoir la prétention d’aller quelque part »

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Face au changement climatique, à la révolution numérique, aux crises qui s’annoncent, nombre d’entreprises et d’institutions font face à la nécessité d’une transformation profonde. Comment engager les parties prenantes dans les transitions et dans un projet tourné vers le futur ? Quelle est la bonne posture du leader qui mène une organisation ou un pays dans ces futurs incertains ?

C’est autour de ce sujet qu’on discuté Pierre-Étienne Franc, auteur de l’ouvrage Entreprise & bien commun, Stéphane Rozès, président de Cap, enseignant à Sciences Po et HEC, Nicolas Vanbremeersch, président de Spintank, lors d’un dîner informel un soir d’octobre. En voici l’essentiel.


La sincérité4

Nicolas Vanbremeersch : Comme dans toute bonne conversation, il faut commencer par poser un contexte. Quel est l’univers de tensions auquel fait face tout leader, qui caractériserait la transformation en cours ?

Stéphane Rozès : Depuis le milieu des années 1990, on assiste à un double phénomène. D’une part, la perception du système économique – le capitalisme financier – empêche spontanément de se projeter dans un avenir meilleur.
Et d’autre part, c’est le moment où l’on considère que le réchauffement climatique est un péril existentiel, à cause humaine, qui, au travers de sa peur eschatologique, justifie et permet de reprendre la main sur un futur qui nous échappe en tentant de penser et de construire un autre type de développement humain.
Dans ce moment, l’individu est scindé. Comme consommateur, il est incité à suivre ses désirs que permet la globalisation économique, financière et numérique. Comme salarié, il en redoute les effets. Comme parent, il s’inquiète de l’avenir de la planète. Spontanément, en France, l’individu attend de l’État qu’il pèse pour montrer une voie collective. Mais face au retrait de celui-ci, du fait du néolibéralisme, le citoyen se retourne vers l’entreprise pour lui demander d’avoir la cohérence dont il s’exonère, au travers de la traçabilité de son empreinte sociétale, sociale et environnementale.
Les entreprises y répondent en parlant d’abord de leurs valeurs, en s’interrogeant sur leurs « raisons d’être » et elles sont évaluées, notamment avec Internet, sur la cohérence entre ce qu’elles sont, disent et font.

Pierre-Étienne Franc : Sans oublier la performance ! Je suis entièrement d’accord avec ce que dit Stéphane : on assiste à une forme de transfert vers l’entreprise des attentes que l’on avait envers l’État. Elle doit désormais non seulement être performante, rentable, mais aussi vertueuse et socialement responsable. Or, cette équation était possible dans un monde où la croissance était devant nous, infinie, sans que chaque action productive ne doive intégrer les externalités négatives qu’elle génère. Aujourd’hui, particulièrement pour les pays de l’OCDE, cet horizon a changé et cette tension entre la performance et la vertu s’impose de plus en plus. Il s’agit de changer les procédés industriels en intégrant dès la conception l’impact sociétal de la production. Ceci est profondément nouveau pour ces acteurs.

S.R. : On décrit là, dans le milieu économique, une autre tension entre l’avenir et le présent. Se constitue, face à la valorisation financière court-termiste des entreprises par les actionnaires, un front entre le manager, les salariés et les consommateurs-citoyens pour une création de valeur soucieuse de ses parties prenantes et des intérêts de moyen et long terme. La cohérence et le temps sont d’autant plus nécessaires pour transformer harmonieusement les entreprises que la révolution numérique bouscule organisations et métiers. En France, la transformation qu’elle occasionne doit être conçue comme un moyen et non comme une fin.

N.V. : On en vient aux acteurs. Qui pourrait être un modèle ? Qui arriverait à résoudre ces tensions, à embarquer, à engager ? L’image qui vient spontanément est celle d’Elon Musk, qui propose un projet, tourné de manière très forte vers le futur, qui structure pleinement toute une organisation.

S.R. : Oui. À ce stade, il faut peut-être distinguer deux types d’entreprises face aux transformations que l’on vit actuellement : l’entreprise traditionnelle et la start-up. L’entreprise traditionnelle a une identité pré-existante, un contrat implicite qui relie d’abord sa culture, issue de ses métiers et de son histoire publique ou capitalistique, puis son management et type de présidence, et enfin son projet d’entreprise. Pour faire face aux mutations actuelles, elle doit se transformer en partant de son identité – dont Carlos Ghosn disait qu’elle était la source de la compétitivité de Renault.
En face, la start-up se construit autour du projet de son fondateur : c’est lui qui fait la culture de l’entreprise et ensuite le management s’aligne. Ce projet-là peut même primer sur le financier court-termiste, du fait du modèle économique du numérique, en n’étant pas immédiatement rentable.

« L’entreprise doit affirmer qu’elle sert quelque chose de plus grand que son intérêt et celui de ses actionnaires. »

Pierre-Étienne Franc

P.E.F. : Je ferais une distinction qui rejoint celle qui précède en parlant d’une entreprise de métier et d’une entreprise projet. Certains en rient, mais la compétitivité d’Elon Musk et de SpaceX provient du fait que le cœur du projet qu’il défend est réellement d’aller coloniser la planète Mars. Il y a donc un rêve très puissant à l’origine. C’est à cette aune que les disruptions technologiques sont pensées – la fusée réutilisable notamment – pour réduire les coûts de manière drastique, de manière à rendre possible le rêve.

N.V. : Alors qu’à l’inverse, Ariane était un projet dynamique avec un imaginaire fort il y a quelques décennies, mais est devenu une entreprise définie par une fonction (des lanceurs), un équilibre institutionnel, sans la dynamique de vision qui dépasse des logiques purement économiques… Mais alors, comment entamer la transformation, comment concilier ce qui semble inconciliable ?

S.R. : Il faut en effet que l’entreprise traditionnelle ait un pied dans l’histoire et l’autre projeté dans l’avenir tel que la société le conçoit aujourd’hui. Selon moi, c’est celle-ci et non l’offre qui devient le moteur de changement de l’entreprise. La rapidité de ce basculement est d’ailleurs frappante dans les comportements et les représentations. En tant qu’expert de la COP 21, j’ai pu observer l’inquiétude conduisant à l’exigence d’une lutte en matière de changement climatique. Ce qui était notable, c’est que ce n’était pas une inquiétude d’enfants gâtés de l’OCDE, mais bien l’affaire de tous, quel que soit le pays ou l’organisation. Prévalait l’idée que le mode de développement économique devait évoluer et que les entreprises devaient s’y adapter… Et le numérique, qui horizontalise à la fois les expériences et les biens communs, permet justement cette prise en compte de la demande des consommateurs.

P.E.F. : La transition énergétique et environnementale ne se fera pas sans que les grandes entreprises se transforment. Le leadership doit, dans ce contexte, mixer des leaders d’excellence en termes d’exécution, mais aussi des passeurs qui vont faire le lien entre le monde de l’entreprise et la société. Afin que l’entreprise respire de l’extérieur et non pas seulement de l’intérieur. Pour garder la cohérence dans ces transformations, il faut accepter de porter des convictions. L’entreprise doit affirmer qu’elle sert quelque chose de plus grand que son intérêt et celui de ses actionnaires. Pour cela il faut le prouver, sortir du simple discours. Accepter la contradiction, le débat public et le fait qu’une conversation avec les parties prenantes s’instaure.

S.R. : Les marchés sont des conversations et, dans le monde du numérique, tout se sait, tout est questionné. Dans le moment d’inquiétude, de dépression et de complotisme qui prévaut, seule l’authenticité et l’échange rassurent.

P.E.F. : Quiconque entre dans cette mécanique de preuve et d’action doit entériner dans sa stratégie que le monde digital dans lequel on vit va lui imposer d’aller au débat. C’est très nouveau pour les entreprises et les institutions qui doivent aussi mener une politique de communication organisée pour faire face aux crises du quotidien, dans un monde de l’immédiateté. Discuter avec des publics très neufs, échanger sans forcément parler de soi, c’est une vision souvent disruptive pour le monde industriel qui a besoin d’assertivité et de verticalité dans ses processus internes de production pour être efficace. Il faut pouvoir mener ces deux approches de manière cohérente : assertivité sur ce que l’on connaît – son métier cœur –, échange, ouverture et dialogue sur les nouveaux enjeux.

N.V. : Mais comment alors raconter, prouver cette transformation ? Quelle posture adopter ?

P.E.F. : Il faut commencer par être cohérent dans le discours. Et cette posture doit s’accompagner de faits. Pour cela, il faut parfois élargir son champ de responsabilités en considérant les enjeux sociétaux dès l’amont, pour être partie intégrante de la solution. Par exemple, on ne peut pas porter une vision sur l’hydrogène comme étant une des solutions en faveur de la transition énergétique si l’on ne vise pas que la production de ce dernier devienne neutre en carbone ! Cela, chez Air Liquide [Pierre-Étienne Franc est vice-président du groupe énergétique, en charge de l’hydrogène, NDLR], nous l’avons progressivement développé en prenant la mesure de l’exigence sociétale.
Avec les autres acteurs de l’hydrogène, être à l’écoute de ce que dit la société nous a conduit à mettre en place, avec le soutien de la Commission européenne, une méthodologie et une normalisation pour définir ce qu’est de l’hydrogène bas carbone.
Et désormais, nous réfléchissons à cela avec le conseil de l’hydrogène pour nous mettre d’accord sur des règles et des normes en la matière

« La notion d’authenticité est intéressante, elle implique une forme de fragilité assumée qui n’empêche ni l’ambition ni la vision. »

Stéphane Rozès

S.R. : Il faut humaniser la relation de l’entreprise en transformation avec ses parties prenantes et la société. On le voit dans ce que décrit Pierre-Etienne : se réinventer, c’est changer ses mécaniques de production en suivant un objectif. C’est un processus d’itération proche de ce que l’on retrouve dans le digital et qui implique nombre d’échanges, d’erreurs et d’ajustements.
Dans cette démarche, il faut adopter une posture sincère d’humilité et de dialogue. La notion d’authenticité est intéressante en ce qu’elle implique une forme de fragilité assumée qui n’empêche ni l’ambition ni la vision.
Bien au contraire, assumer la pluralité des chemins et les erreurs qu’il y aura dans ce cheminement vers le but que l’on souhaite atteindre est essentiel. Et la conviction qui anime ce parcours est d’autant plus forte que l’on accepte l’idée de transformation en France au service d’une vision.

N.V. : Nous sommes dans un moment qui impose par la puissance des transformations en cours une forme de modestie. L’autorité et la puissance peinent à engager face à la puissance de la transformation en cours – en tout cas dans notre monde occidental (nous aurions pu parler de la force du récit conquérant chinois). Face au doute et aux angoisses, peut-être est-ce surtout en montrant que l’on dialogue, que l’on écoute, mais que l’on a un projet et des convictions fortes, que l’on peut emmener ? En d’autres termes : la sincérité peut-elle se passer de dialogue ?

« C’est peut-être cela, cette quête d’une forme de sincérité dans le dialogue entre l’entreprise et la cité : la capacité, demain, à accepter que nos convictions doivent s’ajuster du dialogue avec la société. »

Pierre-Étienne Franc

S.R. : Dans cette perspective, il est vrai qu’assumer une forme d’incertitude serait un changement radical… En sortant l’entreprise de la pression court-termiste à laquelle elle fait face, on pourra enfin avoir la prétention d’aller quelque part ; alors, l’incertitude à propos du chemin est possible – pas en ce qui concerne la destination. Chez nous, en France, la conversation est centrale. Si la gastronomie et le vin ont dans cette région de l’Europe une place de choix, ce n’est pas seulement par la qualité de ses terroirs, mais bien parce que, dès le départ, on a des parties prenantes – des Celtes, des Latins, des Germains – qui ne sont pas les meilleurs amis. Donc on s’attable, on parle de tout. Parce que l’important, c’est qu’au travers de la conversation on prend la mesure des désaccords, mais qu’au final on converse de la même chose et que donc on va ensemble dans la même direction. On est alors bien une communauté nationale. Il en est de même pour les collectifs de travail.

P.E.F. : Il y a effectivement une part d’humilité qui accompagne cette transformation. Elle se conjugue avec l’acceptation de nos fragilités à comprendre comment avancer et servir une cause sans perdre de vue les contraintes de chacun, la société et le bien commun, l’entreprise et la performance. C’est peut-être cela, cette quête d’une forme de sincérité dans le dialogue entre l’entreprise et la cité : la capacité, demain, à accepter que nos convictions doivent s’ajuster du dialogue avec la société, et que c’est ce processus même qui est créateur d’une valeur durable, parce qu’il fabrique de l’alignement et donc une dynamique vertueuse.

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